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Taylor était en ébullition. Les nouvelles informations qu'elle venait d'apprendre tournaient à toute vitesse dans son esprit. Dès qu'elle fut rentrée dans sa voiture, elle passa un coup de fil à John.

— John, j'ai besoin de ton aide. Les éléments de base de ce meurtre sont différents des trois premiers. Celle fille était... spéciale. Elle signifiait quelque chose de particulier pour lui. // a entouré la plaie sur son cou de rouge à lèvres. Le même qu'il lui a mis sur la bouche. Je n'arrive pas à y croire... La plaie est déjà tellement sanglante ! Je ne m'en serais pas aperçue, mais Sam a fait un prélèvement, elle l'a regardé au microscope, c'était bien ça. C'était... ah... c'était horrible. Et il lui a tartiné le visage de cette fameuse crème blanche. Sam est en train de finir l'autopsie, on attend la toxicologie complète, mais elle a déjà confirmé la présence d'alcool et de Rohypnol. Elle doit me rappeler s'il y a quelque chose d'important. Je me demande bien ce qu'il pourrait y avoir de plus important... Je veux dire, c'était...

— Fascinant.

— Ce n'est pas vraiment le mot que je cherchais. Plutôt répugnant.

— Mais le répugnant est fascinant, Taylor. Parle-moi de ce rouge à lèvres sur son cou. Vous êtes certaines, Sam et toi, que c'est la première fois qu'il fait ça ?

— Sam est en train de regarder les prélèvements antérieurs, pour vérifier. Qu'est-ce qui le pousse à faire ça?

— Je ne sais pas. Ça signifie quelque chose pour lui, c'est sûr. 11 faut qu'on arrive à trouver de quoi il s'agit. Tu retournes au bureau ?

— Oui. Mais attends, il y a autre chose.

— Quoi donc ?

— Sam a identifié la substance blanche sur leurs visages. Tiens-toi bien : il y a de l'encens et de la myrrhe dedans. Il y a d'autres composantes, mais elle va devoir refaire des analyses pour les identifier. On dirait qu'il a préparé leurs corps pour... pour je ne sais pas quoi.

— Bonté divine ! Ecoute, Taylor. Je te retrouve au bureau. Je vais appeler Stuart Evanson, le nouveau directeur de l'unité des sciences du comportement. Il m'a demandé de suivre l'affaire de loin, la semaine dernière. Je lui ai répondu que j'allais attendre un peu, pour voir si tu avais besoin de mon aide. On va proposer de mettre toutes nos ressources à disposition de ton service. Ce sera une collaboration officielle. Qu'est-ce que tu en dis ?

Taylor n'aurait pu imaginer meilleure nouvelle. Elle avait déjà collaboré avec John : il tenait compte des limites de leurs fonctions respectives, s'entendait avec l'équipe des homicides qu'elle dirigeait, et avait même gagné à sa cause, par son attitude déférente, le chef de la brigade. Elle voulait que John travaille sur l'affaire de Blanche-Neige à plein temps. Et les ressources du FBI leur seraient fortement utiles.

— Parfait. On se retrouve là-bas.

— Taylor?

— Oui?

— Merci pour la nuit dernière.

Il raccrocha, et elle rougit jusqu'à la racine des cheveux. Maudit John... Elle n'était pas amoureuse de lui, elle était en chaleur. C'était ça, l'histoire.

Même en mode quatre roues motrices, elle ne put que progresser lentement en direction du centre-ville. Les chasse-neige passaient pour la deuxième fois, docilement suivis par les saleuses. Les véhicules abandonnés s'alignaient le long de la rocade, et, puisque les dépanneuses ne pouvaient les atteindre, les chasse-neige poussaient de grandes congères contre leurs portières, jusqu'au niveau des rétroviseurs. Si le thermomètre ne remontait pas rapidement, il faudrait des jours pour les déterrer.

Taylor essayait de conduire prudemment, mais elle était impatiente. A part les chasse-neige, seuls quelques 4x4 circulaient. Les hôpitaux avaient lancé un appel pour que les propriétaires de véhicules tout-terrain aident le personnel médical à rejoindre leur lieu de travail. C'était un paysage surréaliste : de vastes étendues de blancheur immaculée ponctuées de minuscules éléments mouvants, telles des fourmis arrivant lentement après un pique-nique.

Taylor fit une embardée pour éviter un camion de la voirie, sortit de la rocade, dépassa le stade des Tennessee Titans et traversa le pont pour rejoindre le Centre de justice criminelle où elle avait ses bureaux.

Elle entra un peu trop rapidement dans le parking, dérapa sur une plaque de glace et faillit foncer dans un poteau. Il lui fallut quelques instants pour retrouver un rythme cardiaque normal. Elle ne faisait pas assez attention. Il ne manquerait plus qu'elle aille s'encastrer dans un lampadaire. .. Quelques véhicules étaient garés autour du sien : la police de Nashville n'était pas exemptée de travail en cas de neige.

Quand elle se fut calmée, elle sortit du pick-up et, avec précaution, traversa la rue et monta les marches jusqu'à l'entrée du personnel. Elle dépassa le grand cendrier extérieur avec un sentiment de victoire — elle avait écrasé sa dernière cigarette trois mois auparavant. Elle fouilla dans la poche de son manteau, poussa un juron, ôta son gant et extirpa la carte magnétique permettant d'entrer dans le bâtiment.

Au troisième étage, un individu sadique avait décidé de faire subir à ses collègues la bande-son du spectacle de Noël de ses bambins, remixée sur le rythme répétitif d'un morceau de rap. Le résultat donna à Taylor une migraine instantanée. Il y avait des flaques d'eau boueuse partout dans le couloir, et de petits monticules de neige fondaient sur le lino. Quelqu'un avait quand même eu le réflexe d'étaler sur le sol un exemplaire du Tennessean. Jetant un vague coup d'œil aux gros titres au sujet du nouveau meurtre de Blanche-Neige, Taylor tapota ses bottes contre le mur et fit tomber la neige sur une photo de l'Esplanade ; puis elle s'éloigna vers le bureau des homicides en contournant les flaques et en laissant derrière elle l'atroce musique discordante.

Lincoln Ross déboucha d'un coin et s'avança vers elle. Grand, beau, arborant des dreadlocks longs d'une dizaine de centimètres, il lui fit un sourire qui découvrait ses dents blanches légèrement écartées.

— Hello, Taylor, comment ça se passe ?

Ils se saluèrent par un petit coup de poing, et elle se mit à sourire, gagnée par sa bonne humeur.

— Et toi, Lincoln ? Tu m'as l'air très en forme.

— Ouais, bon plan !

— Dois-je en déduire que ce « bon plan » est de sexe féminin ?

Lincoln sourit comme un écolier.

— Je crois, ouais... Oh, pardon ! Je voulais pas la ramener au niveau de l'activité sexuelle...

— Eh bien, je ne suis pas trop douée pour l'abstinence, apparemment, alors ce n'est pas trop grave. Mais, dis-moi, c'est quoi, cette nouvelle façon de parler?

Lincoln roula les yeux.

— Je passe beaucoup de temps avec mon nouvel indic. Le jeune qui moucharde Terrence Norton.

— Ah, Tu ‘Shae. Il va bien ?

— Il pète la forme. Il s'est trouvé un boulot de DJ dans les quartiers sud. La moitié de la bande à Terrence traîne là-bas. On a mis une bonne surveillance en place avec l'antenne locale du FBI. Ils sont très coopératifs. Le problème, c'est que Tu ‘Shae n'accepte de parler qu'à moi. Du coup, je passe mon temps à tout relayer aux gars du Bureau.

Le Bureau d'Investigation du Tennessee ne pouvait-il faire son boulot tout seul ? Le personnel était peut-être coopératif, mais Taylor avait besoin que Lincoln se consacre entièrement aux meurtres.

— On a quelque chose d'utilisable contre lui ? Si on pouvait ne plus avoir Terrence Norton dans les jambes...

— Tu ‘Shae pense qu'il gère le trafic de drogues dans le club, mais on n'a pas de preuves pour l'instant

Terrence Norton, gangster local, empoisonnait la vie de Taylor depuis trois ans. A ses débuts, c'était un gamin avec une attitude revêche et un petit casier judiciaire. Au fil du temps, il était devenu plus puissant, plus cynique et plus dangereux. Elle avait failli l'épingler pour avoir soudoyé un juré, quelques mois auparavant, mais l'antenne locale du FBI avait repris le dossier. Depuis, Lincoln faisait l'intermédiaire entre les deux administrations, et il se débrouillait comme un chef. Elle en profita pour le féliciter.

De toutes façons, Terrence était une tracasserie mineure, et Taylor le chassa de ses pensées. Elle avait mieux à faire que de régler son compte à ce petit malfrat.

— On va d'abord s'occuper des vrais dangers pour la société. Fitz et Marcus sont là?

— Ouais, dit Lincoln en faisant un geste vague en direction du bureau. Tu veux du café ? Quelque chose à manger?

— Non, merci. Et je te conseille d'attendre également. J'ai déjà régurgité mon premier café, je ne voudrais pas que ça t'arrive aussi. On y va?

Visiblement intrigué, il la suivit dans le bureau des homicides et s'installa devant sa table de travail.

Taylor dirigeait une équipe assez redoutable dans son genre. Lincoln Ross, spécialiste en informatique, était brillant et intrigant. Son style facétieux constituait un contrepoids idéal à la férocité de Taylor; il avait incarné la voix de la raison à d'innombrables occasions. C'était l'une des rares personnes en qui elle avait totalement confiance.

Le coéquipier de Lincoln, Marcus Wade, était le plus jeune inspecteur de la brigade. Son physique dégingandé, sa frange châtaine retombant devant les yeux et son nez aquilin lui permettaient d'obtenir plus souvent qu'à son tour des confessions de suspects du sexe opposé. Au niveau professionnel, il ne cessait de progresser, et Taylor savait à quel point il admirait le travail de profilage de John Baldwin. Elle craignait qu'il ne les quitte pour rejoindre le FBÏ ; avec un peu de soin, ses talents instinctifs pouvaient être affinés pour devenir extraordinaires. Pour l'heure, il se tenait à carreau, acceptait toutes les missions qu'on lui confiait et absorbait comme une éponge les techniques d'enquête.

Le sergent Peter Malachai Fitzgerald, dit Fitz, était le commandant en second de la brigade et le bras droit de Taylor. Faisant à la fois office de père et de mentor, il avait applaudi plus fort que tout le monde quand elle avait décroché ses galons de lieutenant, et il était ravi de travailler pour elle. A l'époque où Taylor était entrée dans la police, Fitz venait de passer inspecteur aux homicides. Dès le début, ils s'étaient entendus comme larrons en foire. Elle se rappelait la première scène de crime dont ils s'étaient chargés tous les deux ; en le voyant approcher d'un pas lourd, elle s'était préparée à une plaisanterie au sujet de l'arme qu'elle portait à la ceinture, doublée d'une remarque au sujet de « l'absence d'engin » au-dessous de sa ceinture. Mais il s'était contenté de la dévisager gravement, puis de lui demander ses premières impressions.

Elle avait toujours pensé que Fitz aurait dû être promu lieutenant avant elle, mais elle savait qu'il n'y tenait pas. Les paperasses et les relations avec la hiérarchie n'étaient pas son fort. Il préférait laisser Taylor absorber la pression pendant qu'il vaquait tranquillement à ses affaires.

Dans le bureau de la brigade des homicides, le radiateur était réglé sur la position maximum. La télévision suspendue dans un coin était allumée et hurlait un bulletin météo. L'ambiance était à la fois étouffante et assourdissante. Taylor entrouvrit la porte de son box et constata qu'il y faisait un peu moins chaud. Elle posa ses gants sur son bureau et jeta un coup d'œil à la pièce exiguë. Ici, la télévision était réglée sur une autre chaîne ; à tous les coups, un des garçons était venu regarder Oprah Winfrey en cachette. Elle remit la chaîne météo.

Une fougère tristounette était posée à côté du téléviseur.

Apercevant une bouteille d'eau pas tout à fait vide, Taylor la renversa dans le pot et regarda la terre absorber le liquide. La plante était presque morte. Décidément, elle n'avait pas la main verte. Il y avait une bouteille d'eau pleine sur le bureau ; elle la vida aussi dans le pot. L'eau disparaissait à mesure qu'elle la versait. Elle n'était même pas capable d'arroser régulièrement une plante verte, elle ferait une mère catastrophique...

D'où lui venait cette pensée déprimante ? Taylor lança la bouteille vide dans la poubelle, produisant un grand fracas de plastique. Puis, secouant la tête, elle murmura « Désolée » à la fougère.

Un toussotement la fit sursauter. Dans l'entrebâillement de la porte, Fitz la regardait d'un œil torve.

— Laisse-moi deviner, dit-il. Tu as de la peine pour cette plante...

Fitz parlait d'une voix basse et caverneuse due à des années de fumée de cigarette. Taylor trouvait cela très réconfortant.

— Eh bien... elle est vivante, non ? D'une certaine façon...

— Et tu penses qu'elle a des sentiments. Et qu'elle comprend l'anglais.

Le visage de Fitz était brun et buriné même en plein hiver. Ses yeux bleu sombre, comme deux petites myrtilles, étaient généralement illuminés par une étincelle d'humour intérieur. Il avait vingt ans de plus qu'elle, et cela commençait à se voir. Taylor attribuait ce coup de vieux à sa perte de poids — il avait minci d'au moins quinze kilos au cours des mois précédents, et cela lui avait valu des rides supplémentaires. Pour l'heure, il la fixait d'un regard obstiné.

— Tu t'es levé du mauvais pied, Fitz ?

— Et toi, pourquoi est-ce que tu ne m'as pas appelé pour me parler du rouge à lèvres sur la plaie et de cette putain de pommade blanche?

D'un coup, Taylor comprit l'origine de la crise : la tête de John apparut par-dessus l'épaule de Fitz. Son fiancé tenta de prendre l'air innocent, et échoua lamentablement.

— Je vois, dit-elle. Fitz, excuse-moi, mais j'ai eu du mal à digérer tout ça, et je n'avais pas envie d'en parler au téléphone. Puisque tu es déjà au courant, dis-moi ce que tu en penses.

John se rangea à côté de Fitz dans l'encadrement de la porte, barrant de fait la sortie à Taylor. Fitz bascula d'un pied sur l'autre en essayant de prendre l'air intimidant.

— Je pense que ce salopard est un vrai malade, et que tu ferais mieux de nous laisser lui régler son compte pendant que tu t'occupes de ton mariage.

Elle ne sourit pas.

— C'est gentil de me le proposer, Fitz, mais ça ne risque pas d'arriver. Quant à toi, Baldwin, si tu cessais de m'envoyer des émissaires, et qu'on essayait de coincer ce type avant notre mariage ? Mmm... ?

— Taylor...

Elle l'interrompit d'une main levée. Son expression n'invitait pas à la discussion, aussi les deux nommes s'écartèrent-ils pour la laisser passer.

Dans le bureau principal, Marcus Wade attendait, un blouson en daim négligemment jeté sur son épaule. Il avait excellé dans une enquête antérieure et il venait d'être promu inspecteur de deuxième grade. Il s'était offert le blouson pour fêter son augmentation. Son expression était à la fois enthousiaste et docile ; un contraste bienvenu avec le vent de révolte qui soufflait sur le bureau de Taylor.

— Qu'est-ce qui se passe ? dit-elle.

Un grand sourire s'afficha sur le visage du jeune inspecteur.

— On a identifié la nouvelle victime de Blanche-Neige. Elle s'appelle Giselle Saint-Clair.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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